Remodeler et optimiser le marché du fret routier : principes et applications de l’internet physique

Dans le cadre d’un marché du transport de marchandise, les entreprises de logistique sont aujourd’hui confrontées à des changements sans précédent, et les attentes des clients sont devenues de plus en plus difficiles à satisfaire. Des entreprises avec des nouvelles technologies permettant une plus grande efficacité, grâce à des modèles opérationnels plus collaboratifs, s’installent dans le marché. Elles cherchent à faire converger le marché vers des modèles plus dynamiques, décentralisés et interconnectés.

Selon les statistiques, 20% des poids lourds qui circulent sont vides et plus de 350 milliards de kilomètres sont parcourus à vide en UE. L’objectif est d’accroître le taux de remplissage des camions, et optimiser les coûts de transport pour réduire les kilomètres à vide. Il faut donc trouver un mécanisme pour synchroniser au maximum les différents modes de transport, et établir une chaîne logistique qui permette de mutualiser les flux de transport pour arriver à un réseau global.

Principe de l’internet physique

Le terme internet physique désigne une méthode d’organisation logistique qui s’inspire de la gestion des paquets d’information sur internet pour le transposer dans le monde physique. 

Sur internet, chaque communication est découpée en “paquets” de petite taille qui sont envoyés d’un ordinateur source vers un destinataire, sous la contrainte de devoir utiliser les liens du réseau préexistant. 

Lorsqu’un internaute cherche à accéder à une page web, comme il n’existe pas de lien physique direct entre les deux ordinateurs, il faut que les paquets transitent par différents datacenters et fournisseurs d’accès avant d’arriver à destination. De plus, le chemin optimal à prendre dépend du comportement des autres utilisateurs puisque certaines routes a priori plus longues que d’autres peuvent se révéler plus rapide en cas de congestion du réseau, tout comme les itinéraires bis en cas de trafic routier. Enfin, il n’existe pas de programme centralisé qui ordonnance l’ensemble des transits de paquets sur internet, et chaque acteur peut être ajouté ou retiré du réseau sans geler le reste du trafic.

L’internet physique cherche à retranscrire ce fonctionnement au niveau des flux logistiques, qui présentent une différence majeure avec le transport de paquets numériques : il existe la possibilité pour un opérateur de prendre en charge le transit d’un paquet de son expédition à la réception ; c’est la façon historique de procéder.

Dans un modèle “internet” du fret, les marchandises partent des fournisseurs et arrivent aux clients en transitant par un réseau d’entrepôts reliés par des moyens multimodaux et multi-acteurs. Chaque transporteur déplace des marchandises d’un point à l’autre en cherchant à maximiser l’utilisation de ses moyens, sans dédier un trajet à un seul client si cela est sous optimal.

Basculer vers un système ouvert et décentralisé comme celui de l’internet physique comporte un vrai défi organisationnel et doit donc être en mesure d’apporter d’importants bénéfices pour pouvoir convaincre les acteurs de changer leurs modes opératoires.

Bénéfices

Le principal argument en faveur de l’internet physique tient au fait qu’il permette une meilleure efficacité économique et environnementale en réduisant le nombre global de kilomètres parcourus.

Prenons l’exemple de deux transporteurs T1 et T2, qui doivent respectivement réaliser une livraison chez les clients B et C, et A et C, tel que décrit dans l’illustration ci-dessous. Dans le modèle historique :

  • T1 doit faire le trajet entrepôt → B → C
  • T2 doit faire le trajet entrepôt → A → C

Une façon évidente d’optimiser serait que T1 amène les paquets de T2 à C puisqu’il y va également. Maintenant, si A se trouve sur le trajet vers B, 

  • T1 amène les paquets initialement destinés à T2 à A puis les siens à B
  • T2 amène les paquets de T1 et T2 à C.

Ce nouveau fonctionnement fait économiser des kilomètres aux deux transporteurs.

Calcul comparatif des « unités de distance » suivant le modèle choisi

Contraintes

Cette nouvelle façon de transporter les marchandises ne présente hélas pas que des avantages, malgré leur nombre important. Un des premiers inconvénients, très concret, est le problème de la responsabilité des marchandises. En effet, le grand principe de l’internet physique est de faire transiter les marchandises à travers différents entrepôts, via plusieurs transporteurs, ce qui multiplie les échanges, les risques de pertes ou d’endommagement des marchandises, et dilue la responsabilité. Ainsi, pour les expéditeurs, un tel système leur offrirait mécaniquement moins de garanties sur la qualité de l’acheminement.

D’autres contraintes économiques viennent également s’ajouter : le problème du dernier kilomètre, ou la concurrence d’autres acteurs déjà implantés sur des systèmes similaires. Le problème du dernier kilomètre tient au fait que le réseau de transports est extrêmement dense entre les entrepôts, ce qui est très propice au développement de l’internet physique, mais il l’est beaucoup moins entre les entrepôts et les destinataires finaux. Ainsi, le risque est que les transporteurs se désintéressent de ce “dernier kilomètre” pour privilégier les transports entre entrepôts, plus nombreux et plus lucratifs, et cela pourrait créer un ralentissement de l’arrivée des marchandises, problématique pour certaines entreprises. Un autre inconvénient est l’absence de volonté de rejoindre ce système de la part de leaders du domaine, tel Amazon, qui s’occupe déjà de son côté de son propre transport. Si certains transporteurs ne s’impliquent pas totalement dans l’internet physique, celui-ci perd de son intérêt.

Conclusion

L’internet physique est un principe ambitieux qui permettrait d’engager la logistique dans un chemin vertueux en ce qui concerne la transition écologique. Néanmoins, son architecture fait face à 2 principales barrières à l’entrée : il implique d’une part de radicalement changer un certain nombre de pratiques actuelles chez les prestataires logistiques, et d’autre part comme tout réseau (ici de transporteurs), son « utilité » et sa plus-value ne sont font sentir qu’après adoption par un seuil très élevé d’acteurs sur le marché.

Un basculement vers l’internet physique nécessitera également d’adapter ou revisiter la législation en vigueur, au-delà des pratiques commerciales et logistiques.

Annexe : règles du jeu

Mise en place

  • Un plateau de 9 villes (numérotées de 1 à 9)
  • Distance entre 2 villes côte à côte = 1 unité (idem pour les diagonales)
  • 4 joueurs avec un camion chacun
  • Capacité d’un camion = 4 unités de marchandises
  • Une commande est caractérisée par :
    • Un nombre de marchandises (<=4 unités)
    • Un point de départ (n° de la ville)
    • Un point d’arrivée (n° de la ville)
    • Un délai (pénalité de 5 $/unité de temps si commande livrée après le délai)
  • Au départ tous les camions se situent à la ville 9 (case du centre)
  • La partie se déroule en un nombre de tours fixé

Déroulement de la partie

Trois commandes sont proposées au début de chaque tour. Chaque joueur peut alors proposer une route pour accomplir les commandes. Le joueur propose alors un prix pour cette dernière au vu du coût de transport (automatiquement calculé). Un joueur peut proposer plusieurs routes pour une ou plusieurs commandes. Il doit tenir compte des commandes qu’il a acceptées au cours des derniers tours. Un algorithme calcule alors la répartition des commandes pour minimiser le prix des transports. Puis un autre tour est lancé. Les joueurs sont finalement classés selon leur bénéfice.

Réallocations

La réallocation permet à deux joueurs situés sur la case centrale du jeu de s’échanger les marchandises qu’ils transportent. Cette situation peut se trouver mutuellement bénéfique lorsqu’un joueur 1 croise la route d’un autre joueur 2 qui se dirige vers la même destination. La commande de 1 est ainsi transférée à 2 contre  compensation financière. Le joueur 2 gagne ainsi une commande qui ne lui coûte pas plus de carburant. Le joueur 1 économise un trajet, encaisse de l’argent et se libère pour d’autres commandes. L’internet physique prend ainsi tout son sens.

Stratégies identifiables

L’expérimentation du jeu permet de voir émerger certaines stratégies générant du profit plus ou moins efficacement :

Positionnement au centre. En effet, au cœur du jeu, le coût d’accès aux commandes est plafonné (accès aux commandes en moins d’un tour) et le joueur possède un éventail de possibilités. S’il choisit d’être en bordure extérieure, il pourra occasionnellement être en position optimale pour une commande.

Éviter les retards. Ils peuvent être très pénalisants, à chacun de choisir si les occasions qui se présentent valent ce malus.

Maximiser le remplissage. Il peut être intéressant de marger relativement bas pour maximiser la marchandise transportée.

Résultats

L’expérimentation sur deux jeux a permis de voir que pour des mêmes règles, deux marchés peuvent procurer des résultats différents.  Les stratégies utilisées peuvent mener à des marges plus ou moins hautes. Il s’avère, de plus, que les transporteurs ayant effectué les plus hautes marges n’ont pas les remplissages les plus élevés. Le bénéfice de l’internet physique se perçoit lorsque les transporteurs sont éparpillés sur la carte, où de nombreuses opportunités émergent ainsi.  Finalement, les résultats du jeu ont en effet montré une augmentation du remplissage des camions entre le marché classique et l’organisation en réseau proposée par l’internet physique.

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