Un jeu pédagogique est-il utile face à la complexité d’un système réel ?

Lors de l’atelier sur la modélisation du transport urbain de marchandises, nous avons introduit les enjeux et concepts de la supply chain à travers un jeu pédagogique. Cela nous a amené à nous questionner sur l’utilité du jeu face à la complexité des systèmes réels. A travers notre brève expérience, nous nous sommes donc demandé quels enseignements nous pouvions tirer d’un jeu en apparence simple, et quelles en sont les limites.

Etude de cas : le Beer Game et la gestion d’un système complexe

Le beer game est un jeu à caractère pédagogique. Ici, le joueur est le gérant d’un grossiste, qui reçoit des commandes de la part de vendeurs aux détails et qui passe lui-même des commandes à un distributeur. Le distributeur est alimenté en marchandises par l’usine. Le but de ce jeu est de répondre aux commandes en provenance des vendeurs au détail en minimisant les frais. Ces frais sont de deux types : frais de stockage (chaque unité non achetée par un vendeur est stockée dans l’entrepôt du grossiste, à un certain coût) et frais de défaut de stock (si la commande des commerces au détail est supérieure aux stocks de l’entrepôt, alors ces dernières payent des frais de défaut ou “rupture” de stock).

Ces quatre entités communiquent entre elles, mais seulement avec les échelons directement adjacents et uniquement par le biais de commandes (l’information est remontante, les marchandises sont descendantes). Des délais (préparation, traitement, transport) sont modélisés si bien qu’au jour J+1, nous ne recevons pas la commande du jour J mais une pondération des commandes des jours précédents. Le jeu se joue à quatre joueurs (un pour chaque fonction), nous avons joué seuls avec trois ordinateurs. 

Après deux à trois parties, nous laissant la possibilité d’explorer différentes stratégies d’approvisionnement de notre entrepôt, nous pouvons constater plusieurs problématiques dans la situation décrite dans ce jeu.

D’une part, le partage partiel de l’information entraîne la dilution de cette dernière en remontant la chaîne de fabrication. Si les grossistes effectuent un appel de ressource qui sort de l’ordinaire, le distributeur et l’usine vont aplanir ce pic de demande, en le répartissant sur les jours suivants. Ainsi, si le grossiste effectue une grosse commande car il est en rupture de stock, il va devoir attendre plusieurs jours avant d’avoir de nouveau un stock positif car les échelons en amont ne vont pas répondre immédiatement à son pic de demande (et inversement s’il est en sur-stock).

D’autre part, les délais de réception de l’information et de livraison des commandes accroissent l’effet précédent. Un appel de demande ou au contraire un arrêt des commandes ne sont pas immédiatement reçus par la production, qui fonctionne ainsi en sur régime ou en sous régime pendant un certain temps, dû au décalage. Il en résulte que l’information au niveau de la production et au niveau de la vente peuvent être radicalement distinctes, créant des conflits entre les différents agents, et donc des surcoûts.

Quelle est l’utilité d’un jeu pédagogique ?

L’emploi du terme “jeu pédagogique” n’est pas anodin pour le Beer Game. En effet, le jeu est dénué de tout enjeu professionnel : les joueurs ne sont pas de véritables acteurs dans la chaîne de production de l’industrie de la bière et ont une toute autre fonction professionnelle. Le fait de simplifier la chaîne des acteurs et de choisir un contexte très différent permettent de s’intéresser au processus à l’état pur, sans se préoccuper d’enjeux de performance professionnelle qui pourraient brider les joueurs.

Malgré la simplicité du jeu, nombre de concepts sont abordés. Notamment, la nécessité de communiquer entre les différentes entités et de s’intéresser autant au début qu’à la fin de la chaîne. Dans le jeu, les joueurs sont amenés à partager des risques et à coopérer. Cela les amène à considérer les stocks et les produits comme des flux entre différents acteurs. 

Plus largement, le but d’un jeu pédagogique est donc de former les membres d’une entreprise et de créer de la connaissance. Cependant, à l’issue d’un jeu comme le beer-game, la simplification extrême ne permet pas aux joueurs de prendre des décisions concernant la chaîne d’approvisionnement dans son ensemble. En revanche, il permet de comprendre comment la fonction de chacun s’intègre dans la chaîne d’approvisionnement, et comment ils peuvent être amenés à prendre des décisions qui impactent toute la chaîne. Finalement, le jeu pédagogique permet de se rendre compte de ce que l’on ne sait pas, et donc d’amener les membres d’une équipe à identifier les compétences qui leur manquent pour réussir et ainsi s’entourer des bonnes personnes.

Systèmes simples et complexes : quelles limites ?

Le Beer-game est un jeu facile à comprendre. Les rôles et les conceptions fondamentales dans la chaîne d’approvisionnement sont montrés clairement et visiblement dans le jeu. Cependant, le système simple limite son application dans la vie réelle autre que l’éducation. Mais si la complexité du système est augmentée, cela rendra le jeu difficile à implémenter. Le tableau suivant présente les avantages et les limites des systèmes simples et complexes. 

Système simpleSystème complexe
AvantagesFacile à comprendre
Accessible au grand public
Diffusion rapide
En général plus adapté au futur proche
Peut modéliser avec confiance la réalité
Plus robuste, experts attribueront plus de confiance et éventuellement le grand public également
En général plus adapté au futur lointain
LimitesRisque d’être remis en question pour manque de légitimité car loin de la réalité
Peut donner des résultats très erronés
Difficile à comprendre/implémenter
“Boite noire” risque d’inexactitude imprévue
Sur-modélisation qui peut entraîner des erreurs
Trop de complexité peut entraîner un manque de confiance de la part du grand public par manque de compréhension
Risque d’être vulgarisé de façon inexacte
Nécessite davantage de connaissances initiales
Comparatif des modélisations simples et complexes

En général, le système simple ignore trop de détails car il simplifie à l’excès l’environnement réel. Par conséquent, dans le processus de prise de décision proprement dit, les résultats produits par le système simple ne peuvent pas fournir beaucoup d’informations utiles. Les systèmes complexes peuvent augmenter la fiabilité des résultats. Mais parce qu’il y a trop de rôles dans un système complexe, cela signifie que leur construction ou duplication nécessite plus de support de données et plus d’informations. Le système devient difficile à mettre en œuvre et à modéliser.

Conclusion : jeu pédagogique et transition écologique

Le Beer Game permet, dans un contexte dénué de tout enjeu professionnel, de faire passer un message sur la complexité de la supply chain et la nécessité de communiquer entre les différents acteurs de la chaîne (critique à l’époque Covid !). Mais il ne fait pas passer de message sur la place centrale qu’occupe la gestion des flux dans la transition écologique. Travailler en circuit court et gérer la chaîne d’approvisionnement pour éviter les imprévus, consommer et stocker ce qui est nécessaire pour éviter le gâchis de matière première ou de produits, ce sont autant de raisons pour mettre la supply chain au centre des processus de transition écologique.

Dans ce contexte, on pourrait envisager de créer des jeux pédagogiques permettant de sensibiliser à ces enjeux. Il en existe déjà permettant de sensibiliser au réchauffement climatique, tel que le jeu mission 1.5° lancé par l’ONU. Dans ce jeu, placé dans la peau d’un décideur, le joueur doit tout faire pour garder le réchauffement climatique en dessous de 1,5°C en effectuant ses propres choix.

Pour aller plus loin :

  1. A propos du Beer Game : https://beergame.opexanalytics.com/#/
  2. Mission 1,5° : https://mission1point5.org/
  3. Vision académique formalisée des variations de flux d’approvisionnement  au long de la chaîne (whip effect) : Forrester Jay W, Industrial Dynamics

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